samedi 12 novembre 2011

La mer Morte menacée d'assèchement

L'évaporation menace de faire définitivement mériter son nom à la mer Morte, qui pourrait à moyen terme devenir un désert de sel.

L'évaporation menace de faire définitivement mériter son nom à la mer Morte, qui pourrait à moyen terme devenir un désert de sel. Crédits photo : © Yannis Behrakis / Reuters/REUTERS

INFOGRAPHIE - Le bassin aquatique le plus bas de la Terre ne reçoit pratiquement plus d'eau douce du Jourdain. L'évaporation pourrait achever de le transformer en désert. 

De notre envoyé spécial à Ein Gedi.
Tamar, le maître-nageur de la plage d'Ein Gedi, affirme qu'il voit descendre à l'œil nu le niveau de la mer Morte. Sa cabine est montée sur roues, pour pouvoir la déplacer avec la plage. «Il y a trois mois, la rive était au niveau de ce tonneau bleu», dit-il en montrant un bidon. Le bord se trouve maintenant une dizaine de mètres plus loin.

La fonction de maître-nageur au bord de la mer Morte est assez tranquille, puisqu'il est techniquement impossible de se noyer dans cette eau trop saline pour qu'on y coule. Les baigneurs y flottent comme des bouchons, leurs pieds dépassant de la surface de façon un peu ridicule. Tamar se contente de recommander d'éviter de s'éclabousser avec ce liquide presque huileux. Dans l'odeur méphitique de soufre qui charge l'atmosphère, d'autres vacanciers s'enduisent consciencieusement de boue et ressemblent à des statues vivantes.

Une chaleur intense 

La mer Morte, vaste étendue d'eau turquoise sertie entre les falaises du désert, semble de loin ourlée de vaguelettes. De près, on s'aperçoit qu'il ne s'agit que d'une bordure de sel cristallisé, comme sur les bords d'un verre à cocktail. Mais on remarque surtout les lignes successives d'un rivage qui ne cesse de s'éloigner.
Le spa d'Ein Gedi a été construit au bord de l'eau en 1984. Une pancarte à l'entrée du complexe touristique indique que l'on se trouve à l'endroit le plus bas de la Terre. La baisse rapide du niveau de la mer a déjà rendu cette indication caduque. Les bâtiments se trouvent aujourd'hui à plus d'un kilomètre et demi du rivage. La société qui exploite le spa a dû construire une route, et un petit train, tiré par un tracteur, fait continuellement la navette jusqu'à la plage, située maintenant en contrebas. Des panneaux interdisent de s'éloigner de la chaussée, le recul de l'eau ayant laissé un sol truffé de trous profonds juste sous la surface, les dolines, qui peuvent s'effondrer sous le poids d'un homme. «En fait, nous courons après la mer, explique Uri Pri-Gal, le directeur de l'établissement. En deux ans, j'ai vu la plage reculer de 300 mètres.»

L'eau douce n'arrive pratiquement plus

Le niveau de la mer Morte n'a jamais cessé de fluctuer à travers l'histoire. Mais ce fragile écosystème est aujourd'hui gravement menacé.
La mer Morte a longtemps été alimentée en eau douce par le Jourdain, qui coule depuis le lac de Tibériade, à environ 180 kilomètres au nord. Sous l'effet de la chaleur intense qui règne dans cette vallée, prolongement de la Rift Valley, fracture tectonique courant à travers l'Afrique de l'Est et la mer Rouge, l'évaporation produit cette étendue d'eau ultrasaline, solution tellement saturée en minéraux qu'aucun organisme vivant n'y subsiste. «L'eau de la Méditerranée compte 9 g de sel par litre. Par comparaison, la mer Morte est à 345 g par litre. On ne peut plus rien y dissoudre», explique le Dr Marco Harari, spécialiste des traitements dermatologiques dans une clinique d'Ein Bokek. L'eau de la mer Morte n'est donc pas une eau de mer particulièrement concentrée, mais une substance particulière, où les sels de magnésium remplacent le sodium de l'eau de mer.
Mais l'apport d'eau douce s'est presque tari. «L'eau du Jourdain n'arrive pratiquement plus», explique Nir Papai, vice-président de la Société de protection de la nature en Israël. «Dans les années 1960, Israël a construit une série de barrages qui captent l'essentiel du lac de Tibériade pour alimenter en eau potable le reste du pays. Ce qui coulait encore est depuis utilisé par la Jordanie, qui pratique dans la vallée du Jourdain une agriculture sous serre gourmande en eau. Tout le monde pompe…»


À part l'eau des pluies hivernales et celle des égouts des villes de Cisjordanie, la mer ne reçoit presque plus rien. Et l'évaporation menace de faire définitivement mériter son nom à la mer Morte, qui pourrait à moyen terme devenir un désert de sel. «Il n'existe aucune solution miracle pour sauver la mer Morte, reconnaît Nir Papai. Il n'est pas possible d'envisager de laisser de nouveau l'eau du Jourdain s'écouler comme autrefois. Même pour un écologiste, il est difficile d'imaginer gâcher ainsi des millions de mètres cubes d'eau douce dans une région dont les habitants en manquent cruellement.»
Le projet israélo-jordanien Red-Dead, canal de plusieurs centaines de kilomètres creusé depuis la mer Rouge, au fond du golfe d'Aqaba, pour remplir la mer Morte, est à l'étude depuis quelques années, soutenu par la Banque mondiale. Mais personne n'est capable de prévoir les conséquences de l'arrivée d'eau de mer dans la mer Morte, qui a toujours reçu de l'eau douce. «Nous ne sommes pas totalement contre, mais il faut évaluer par avance les conséquences, dit Nir Papai. Il est difficile de ne pas être pessimiste quand à l'avenir de la mer Morte.»


Quand le plan d'eau baisse au nord, il déborde au sud

La mer Morte baisse, mais sa partie sud menace de déborder. Une quinzaine d'hôtels d'Ein Bokek, la principale station balnéaire israélienne de la côte, sont sur le point d'être inondés par la montée des eaux, situation un peu curieuse alors que le niveau général de la mer ne cesse de descendre. Ce phénomène paradoxal est dû à l'exploitation intensive des sels de la mer Morte par Dead Sea Works, une florissante compagnie israélienne qui y exploite la potasse, le bromure et le magnésium, particulièrement abondants.
La baisse du niveau de la mer Morte a divisé son étendue depuis les années 1970 en deux bassins. Le plus grand et le plus profond se trouve au nord. «La partie sud a été transformée par Dead Sea Works et leurs homologues jordaniens en de vastes bassins d'évaporation, explique Néhémie Ben Porat, le directeur de l'association des hôtels de la mer Morte. Ils pompent l'eau du bassin nord par un canal et la laisse ensuite s'évaporer, avant de récupérer la potasse et les minéraux qu'ils exploitent. Mais ils laissent une grande quantité de sel, qui s'accumule au fond. Cette couche s'épaissit et fait monter d'autant le niveau du bassin.»

30 km de tapis roulant

Devant l'hôtel Lod, que dirige Ben Porat, l'eau d'un bleu électrique n'est qu'à quelques dizaines de mètres de l'édifice, et la plage artificielle a déjà été surélevée pour contenir la montée des eaux. «Le niveau de la mer monte de 20 cm par an. Il faut agir vite», dit-il. Les hôtels d'Ein Bokek accueillent environ deux millions de touristes par an, venus profiter du climat particulièrement chaud de l'endroit, mais aussi des vertus prêtées à l'eau de la mer Morte dans le traitement de diverses maladies de la peau.
Dead Sea Works dégage de son côté des profits énormes. Son chiffre d'affaires est estimé à environ 1,2 milliard de dollars. La compagnie et son homologue jordanienne produisent 10% de la potasse mondiale, à un coût défiant toute concurrence puisqu'elles n'ont qu'à la ramasser après évaporation de l'eau, au lieu de creuser de coûteuses mines souterraines comme dans les autres gisements.
«Les hôteliers oublient que s'il y a encore de l'eau dans la partie sud de la mer Morte, c'est grâce à nous, réplique Noam Goldstein, le vice-président des infrastructures de Dead Sea Works. Le bassin sud est situé trente mètres plus haut que la partie nord de la mer Morte. C'est nous qui pompons par un canal l'eau qui remplit le bassin sud. Notre première usine a été construite en 1952, juste après l'indépendance d'Israël. Les premiers hôtels ont été élevés au bord de notre bassin en 1971. Sans notre activité, il n'y aurait eu qu'un désert. Nous avions prévenu les hôteliers que le niveau de l'eau était susceptible de monter», plaide-t-il.
«Pour tout le monde, nous sommes le coupable idéal. Notre activité est profitable, et nous sommes les seules industries visibles dans la région. Mais on oublie que c'est grâce à nous qu'il y a de l'eau dans le bassin sud. Et que nous ne faisons qu'utiliser un phénomène naturel, le soleil, pour récolter la potasse.» Certains écologistes mettent en avant que le pompage de l'eau depuis le bassin nord accélère aussi le processus d'évaporation.
La dispute entre les industries de la potasse et les responsables touristiques est allée jusque devant la Cour suprême israélienne, qui a demandé au gouvernement d'agir. Après avoir envisagé de détruire les hôtels pour les reconstruire un peu plus loin, ou de construire une digue protégeant les installations touristiques, deux solutions aussi coûteuses que temporaires, les industriels et les hôteliers se sont accordé sur une troisième idée: récolter la couche de sel laissée au fond de l'eau et répandre ce sel dans le bassin nord.
«Maintenant, il faut savoir qui va payer, explique Noam Goldstein. C'est un projet colossal, qui consiste à transporter 16 millions de mètres cubes de sel par an. On doit casser la croûte de sel, aussi dure que du béton, la concasser, puis la transporter par un système de tapis roulants sur trente kilomètres, avant de la charger sur des bateaux et de répandre le sel dans le bassin nord.»
Deux organisations écologistes israéliennes ont aussi déposé devant la Knesset un projet de protection et de réhabilitation de la mer Morte, qu'elles espèrent voir voté en même temps que l'élection du site comme l'une des merveilles du monde. Le ministère israélien de l'Environnement serait ainsi chargé d'un plan annuel visant à assurer le remplissage de la mer Morte en laissant s'écouler une partie des eaux du Jourdain, en limitant les constructions touristiques et en contrôlant les volumes d'eau pompés par Dead Sea Works.

Le Figaro

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