Par (24 octobre 2011)
La France vient de réaffirmer son soutien à Paul Biya, réélu président du Cameroun, au pouvoir depuis trente ans. Qu’importent la corruption, la répression, les irrégularités du scrutin. Seuls comptent les intérêts politiques et économiques de la France. Un processus que décrypte l’ouvrage Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971). Ou comment asseoir une dictature et développer les intérêts de la France en Afrique, hier comme aujourd’hui. Entretien avec l’un des auteurs, Thomas Deltombe.
L’élection présidentielle camerounaise du 9 octobre dernier n’aura pas fait exception. En qualifiant les conditions de scrutin d’« acceptables » [1], Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères, affiche la continuité de la politique menée par la France au Cameroun, depuis les années 1950. Peu importe les irrégularités qui ont entaché le scrutin. Peu importe qu’un syndicaliste et 17 militants d’un parti d’opposition aient été arrêtés, quelques jours avant le scrutin. La France apporte ainsi une nouvelle fois son soutien au président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982.Le gouvernement français n’aimerait certainement pas perdre son « premier partenaire dans le monde en matière de coopération militaire ». Un partenariat chiffré à près de 4 millions d’euros, d’après le député UMP Michel Terrot, et qui comporte un enseignement aux techniques de « maintien de l’ordre ». Ni perturber ses intérêts économiques au Cameroun. Comme ceux de Vincent Bolloré, « acteur incontournable » de l’économie camerounaise [2] Sa marque Corporate Bolloré Africa Logistics a obtenu la concession du terminal à conteneurs du port de Douala et celle du chemin de fer. Le groupe contrôle aussi, directement ou indirectement, d’immenses plantations de palmiers à huile et d’hévéas. Et mise désormais sur les agrocarburants.
L’histoire que la France ne veut pas reconnaître
Comment expliquer cette collaboration entre la France et le Cameroun ? De 1955 à 1961, les militaires français ont mené une guerre terrible au Cameroun. Torture, bombardements, guerre psychologique ont été employés pour venir à bout des nationalistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC). « De la pure invention ! », a déclaré François Fillon, en visite officielle à Yaoundé, en mai 2009. Un épisode de l’histoire franco-camerounaise longtemps resté secret, qu’éclaire le livre Kamerun, Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971). Pendant plus de quatre ans, les journalistes Thomas Deltombe et Manuel Domergue, avec l’historien camerounais Jacob Tatsitsa, ont exhumé cette mémoire. Ils dévoilent la mise en place d’un système qui permet à la France de maintenir son influence sur son pré carré africain.
Basta ! : Pourquoi la France a-t-elle lancé cette guerre contre les nationalistes camerounais ?
Thomas Deltombe :
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Cameroun a un statut particulier. Ce n’était pas une colonie mais un territoire sous tutelle de l’ONU, confié en administration à la France et à la Grande-Bretagne. C’était donc le maillon faible de l’empire français en Afrique centrale : n’ayant pas réussi à faire accepter à l’ONU l’intégration pure et simple du Cameroun dans l’Union française, les autorités coloniales craignaient que le vent de la décolonisation s’engouffre dans cette brèche et, par effet boule de neige, emporte les pays alentour (Tchad, Gabon, Congo, etc.). Cela aurait privé la France de ressources et de positions stratégiques, au moment même où l’Empire s’effilochait en Asie et en Afrique du Nord. Confrontées à un mouvement national très populaire au Cameroun, l’UPC, les autorités françaises ont vite compris qu’il leur faudrait jouer de la carotte et du bâton. La carotte avec une élite docile à laquelle elles ont offert quelques bribes de souveraineté, et le bâton contre le peuple ou tous ceux qui, comme l’UPC, tentaient de défendre ses intérêts. La brutalité est d’autant plus forte que les regards sont alors tournés vers l’Algérie : au Cameroun, les militaires sont incités à se montrer aussi discrets qu’efficaces.
Hormis l’attention des Français pour la guerre d’Algérie, pourquoi ce conflit va-t-il demeurer secret ?
La première raison vient du statut particulier du Cameroun. Parce qu’elles doivent rendre compte de leur gestion du Cameroun devant l’ONU, les autorités françaises camouflent leur action répressive tout au long des années 1950, pour ne pas être réprimandées par la « communauté internationale ». Mais le silence de la guerre n’est pas levé après la proclamation officielle de l’indépendance, le 1er janvier 1960. Il faut bien comprendre que cette « indépendance » est elle-même une technique de propagande : on confie une indépendance de façade – la carotte – à une élite servile, baptisée « nationaliste modérée », pour couper l’herbe sous le pied aux nationalistes véritables et continuer à jouer du bâton, en toute discrétion, contre les mouvements populaires. À partir de 1960, la discrétion est d’autant plus nécessaire que la France est simultanément en train d’offrir, sur le modèle camerounais, de fausses indépendances à toutes les colonies françaises d’Afrique, emportées à leur tour par le mouvement de décolonisation… Une troisième explication de l’aspect secret de la guerre du Cameroun vient du régime camerounais lui-même. Imposée de force par la France et contre la volonté populaire, la dictature camerounaise va tout faire pour effacer la lutte des nationalistes de la mémoire des Camerounais.
Le mot « communiste » sert à justifier les actions des militaires français…
Bien entendu. En cette période de guerre froide, les militaires et officiels français ne cessent d’agiter la menace communiste. C’est une méthode de propagande classique : non seulement on peut ainsi prétendre « défendre les gentils Africains » contre le marxisme, mais on peut également utiliser les méthodes totalitaires que l’on prête à l’ennemi sous prétexte que les moyens démocratiques sont inefficaces. Telle est exactement la logique qui s’installe au Cameroun en 1954-55, lorsque les autorités françaises prennent la décision d’éradiquer l’UPC. Sous prétexte de lutter contre l’ennemi communiste – en fait un mouvement national réclamant l’indépendance du pays –, l’administration française jette les bases d’un système dictatorial de gouvernement. Si l’on veut faire un parallèle avec l’actualité, on notera une grande similarité entre ce que l’on désignait jadis comme le « communisme » et ce qu’on range aujourd’hui sous l’« islamisme », un prétendu danger qui a longtemps servi à justifier l’appui aux dictatures d’Afrique du Nord…
Face à cet « ennemi », les militaires français mènent au Cameroun une guerre dite « révolutionnaire ». Sur quoi repose-t-elle ?
Théorisée au milieu des années 1950 au sein de l’armée française, la « guerre révolutionnaire » repose sur un triptyque : elle est populaire, psychologique et préventive. Populaire, parce qu’il s’agit non pas de combattre frontalement l’adversaire, mais de l’extirper de la population civile. Psychologique, car c’est dans le cerveau des gens que les autorités cherchent prioritairement à annihiler les idées ennemies. Préventive enfin, puisqu’elle considère que toute personne est susceptible de tomber dans le camp adverse. Les militaires élargissent leur cible, qui n’est plus simplement l’ennemi déclaré (les « coupables »), mais tous les ennemis potentiels (les « suspects »). Au début des années 1960, par exemple, on justifie ainsi l’enfermement dans des camps fortifiés de 500 000 personnes, étiquetées comme « Bamilékés », c’est-à-dire originaires de la région de l’Ouest-Cameroun. Progressivement, c’est toute la population camerounaise qui est devenue « suspecte ». Au tournant de l’indépendance, la guerre ponctuelle contre l’UPC s’est transformée en guerre permanente contre le peuple camerounais. Avec l’aide de la coopération française, la dictature d’Ahmadou Ahidjo a instauré un parti unique, mis en place une législation dite « contre-subversive », implanté des « camps de rééducation civique », lancé de grandes campagnes d’action psychologique pour soumettre l’ensemble de la population à l’ordre néo-colonial. À la grande satisfaction de la France, qui « protège » ainsi les Africains contre un communisme international qui a bon dos.
Pour extirper cet ennemi intérieur, les militaires français et camerounais distillent l’effroi ?
Oui, durant cette période, le choc, l’effroi, la sidération sont parmi les instruments psychologiques favoris du pouvoir franco-camerounais. Par les bombardements, les incendies, les disparitions, l’exhibition publique de cadavres. Autant de techniques utilisées quotidiennement à l’Ouest-Cameroun dans les années 1960 : il s’agissait littéralement de tétaniser le peuple. Une des techniques les plus barbares était l’exhibition sur les places publiques des têtes tranchées des combattants nationalistes capturés. Cette « technique » avait pour fonction d’extraire du renseignement : on faisait défiler les villageois devant ces têtes pour essayer de distinguer, dans les émotions exprimées par les spectateurs, d’éventuelles complicités. Mais il s’agissait aussi de profaner la culture locale, celle des Bamilékés, qui ont la particularité de vénérer les crânes de leurs ancêtres. La profanation des crânes des combattants nationalistes par l’armée franco-camerounaise avait donc pour fonction de frapper les gens jusqu’aux tréfonds de leurs croyances et de leur intimité familiale.
La torture est aussi une méthode largement utilisée…
La torture est au centre de la « guerre révolutionnaire ». Avec, comme pour les têtes coupées, une double fonction de renseignement et de propagande. Renseignement parce qu’il s’agit là encore d’extorquer des informations par la force ; et propagande, puisque son effet psychologique est très fort : soit on « réinjecte » les suppliciés dans la population, ce qui les transforme malgré eux en agents de propagande ; soit, au contraire, on fait disparaître leurs corps, ce qui place les familles dans une insupportable incertitude et une très grande fragilité émotionnelle. Ce qui nous a frappés au cours de l’enquête, c’est la décontraction avec laquelle certains témoins, formés à ces techniques par des officiers français puis camerounais, évoquent ce sujet. Certains racontent la gégène ou la balançoire avec le sourire, comme s’ils nous détaillaient une bonne recette de cuisine : « Voilà comment il faut faire », « Telle technique marche vraiment très bien », etc. Une sauvagerie que certains esprits racistes aimeraient imputer aux mœurs locales. Pourtant, cette décontraction révèle autre chose : tandis que la guerre accouchait de la dictature, la torture se normalisait et, si j’ose dire, se démocratisait. Les gens qui nous racontaient la torture avec ces grands sourires sont de petits bonshommes, occupant des positions subalternes dans la société bamilékée et ne sachant souvent ni lire ni écrire. Mais ils étaient les bons élèves de « l’école française » de contre-insurrection [3]…
Les effets de ce conflit sont-ils toujours perceptibles ?
Oui, et il y aurait une grande enquête à faire, à la fois sur les traumatismes provoqués par cette guerre et sur la persistance des schémas répressifs. Ce qui est sûr, c’est que le système militaro-policier instauré au moment de l’indépendance a laissé des traces profondes. La suspicion, par exemple, est omniprésente dans la société camerounaise contemporaine. Tout le monde se méfie de tout le monde, ce qui rend l’action collective très difficile et permet à la caste dirigeante de dormir en paix. Elle dort d’ailleurs d’autant mieux que les techniques contre-subversives sont toujours en vigueur aujourd’hui. En février 2008, lors des émeutes dites « de la faim », au cours desquelles une partie de la jeunesse urbaine s’est soulevée, les policiers ont tiré à vue faisant une centaine de morts. Des gens, en uniforme ou non, sont allés rafler des milliers de personnes dans les quartiers. Le 23 février 2011, alors que l’opposition voulait honorer les martyrs de 2008, un vaste dispositif civilo-militaire avait été déployé dans tout le pays : barrages routiers, activation des agents, contrôles des médias, etc.
Votre livre est subversif car il met en lumière ce passé colonial, l’installation d’une dictature, pour la défense des intérêts économiques français en Afrique…
Les autorités franco-camerounaises d’aujourd’hui n’aiment pas trop qu’on leur rappelle leurs crimes d’hier. Quant aux intérêts économiques, on retrouve là encore des continuités historiques étonnantes. Le groupe Bolloré en est une illustration stupéfiante. Il possède ou contrôle financièrement plusieurs plantations au Cameroun : plantations d’hévéas et de palmiers à huile [4], dont la plupart étaient déjà, il y a cinquante ou quatre-vingts ans, des symboles de l’exploitation économique du territoire. De même avec le réseau ferré camerounais, construit dans la première moitié du XXe siècle grâce au travail forcé [5]. Plus incroyable encore, nous avons retrouvé dans les archives un document datant de 1950 dans lequel les autorités françaises envisageaient de confier le port de Douala à des intérêts privés français, au cas où le Cameroun deviendrait politiquement indépendant. Or, qui contrôle ce port soixante ans plus tard ? Bolloré, à nouveau… Autant vous dire que Vincent Bolloré aime beaucoup le Cameroun !
Quels sont les intérêts actuels de la France au Cameroun, et plus généralement, sur le continent africain ?
Les intérêts de la France au Cameroun, et en Afrique en général, sont multiples. Quelques exemples d’entreprises françaises présentes au Cameroun ? Vilgrain, Castel, Total, Perenco, Schneider, Cegelec, Bull, Lafarge, CFAO, Compagnie fruitière, Air France, Orange, Société générale, Crédit lyonnais, Banques populaires, Axa, AGF, Gras Savoye, Vinci, Bouygues, Razel, etc. Je cite ces entreprises parce que ce sont surtout les intérêts privés de la France qui sont mis en avant, ces derniers temps, par le pouvoir politique (pour justifier au passage un soutien à « nos champions industriels »). Mais cela ne doit pas faire oublier que les intérêts économiques, publics ou privés, de « la France » restent inextricablement liés aux intérêts politiques, et parfois personnels et électoraux, des dirigeants français. Pourquoi le discours officiel de la France continue-t-il de féliciter les « autocrates amis », comme Paul Biya (président du Cameroun), Blaise Compaoré (président du Burkina Faso) ou Denis Sassou Nguesso (président du Congo), chaque fois qu’ils remportent une élection truquée ? Pourquoi continue-t-elle d’offrir à ces mêmes autocrates son expertise en matière, par exemple, de maintien de l’ordre, d’organisation électorale ou de communication politique ? Parce qu’une bonne partie de notre classe dirigeante continue de regarder, consciemment ou inconsciemment, cette partie de l’Afrique comme « une dépendance de la France ». Et, plus prosaïquement, comme une vache à lait.
Simon Gouin
Bastamag
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