mardi 11 octobre 2011

Quand le son et la musique deviennent des armes de maintien de l’ordre

Basta ! : Y a-t-il une évolution récente des techniques de « répression acoustique » ?

Par Ludo Simbille (10 octobre 2011)
Haut-parleurs de combat, projecteurs sonores, canons à son, ultrasons répulsifs, engins détonateurs… tant de bijoux technologiques créés pour faire la guerre ou maintenir l’ordre. Comment le son est-il utilisé pour disperser des manifestations, contrôler l’espace public ou torturer des prisonniers ? Juliette Volcler dans son livre Le Son comme arme a mené une enquête minutieuse sur les coulisses de la « répression acoustique ». Interview.

Juliette Volcler [1] : À la fin des années 2000, des articles ont été publiés sur le sujet : la musique employée comme moyen de torture dans les prisons de la CIA, l’emploi d’un nouveau type d’arme « non létale » dans les manifestations, le LRAD (Long Range Acoustic Device) – vite labellisé « canon à son » par les médias –, l’usage du Mosquito, un émetteur de très hautes fréquences, pour chasser les « indésirables » de certains endroits. L’usage du son pour réprimer, contrôler ou torturer n’est pas neuf, mais la conjonction tout à coup de ces trois usages – en temps de guerre, dans le maintien de l’ordre et dans l’espace public – semble montrer des transformations des pratiques policières ou militaires.

Lorsque je me suis intéressée à ce sujet, j’ai été étonnée de constater à quel point il est difficile de démêler les rumeurs, les approximations et les fantasmes des faits réels : les industriels et les militaires sont les premiers à tenir des discours assez imaginatifs sur les armes. J’ai donc voulu savoir ce qu’il en est réellement, faire le point sur ce qui a échoué et ce qui existe, les effets réels que cela peut avoir.

La musique et le son ont toujours été utilisés par l’armée ou la police. Quand sont-ils devenus des instruments de domination ou de torture ?

La diffusion de sons dans l’espace public est une pratique très ancienne. Mais les avancées technologiques de la seconde moitié du XXe siècle ont permis d’utiliser des haut-parleurs pour envoyer le son à longue distance, à fort volume, et pendant des heures voire des jours d’affilée. Et l’élaboration de la « torture psychologique » ou « torture blanche » a été conduite par un programme de la CIA, dans les années 1950 et 1960. Des expériences de privation sensorielle ont été faites sur des cobayes, volontaires ou non, avant d’être instituées dans les méthodes d’interrogatoire de l’agence et ailleurs. Elles ont permis la mise au point de tactiques de « modifications du comportement » et des « missions de harcèlement ». C’est surtout à compter de la guerre du Vietnam que le son devient en tant que tel un instrument de combat. L’épisode Noriega, en 1989, au cours duquel le général panaméen est bombardé de hard-rock par les haut-parleurs de l’armée états-unienne, achève d’instituer la pratique. Ensuite, elle intègre progressivement les missions policières.

« Les bombes sonores sont préférables aux vraies », a déclaré le gouvernement israélien. Le son est-il une arme « efficace », pour la guerre et pour le maintien de l’ordre ?

Les chercheurs et les militaires se sont beaucoup intéressés aux « effets extra-auditifs » du son : les vibrations qu’il peut produire sur d’autres parties du corps que l’oreille, ou les difficultés respiratoires et les légères nausées qu’il est susceptible d’occasionner à fort volume. En réalité, les dispositifs utilisés ont pour l’essentiel des effets auditifs : ils sont efficaces parce qu’ils sont insupportables (et dangereux) pour l’oreille. Ces armes ont également un atout considérable : le mélange de fascination et de peur qu’elles suscitent, largement alimenté par l’absence d’informations étayées sur leur fonctionnement. Et pour le pouvoir, elles offrent une option de plus dans les choix tactiques, et présentent aussi l’avantage d’être moins facilement critiquables que l’armement plus classique.

Les armes à son sont souvent présentées comme « non-létales ». Qu’en est-il vraiment ?

Des recherches ont été menées pour rendre le son mortel. Des chercheurs allemands s’y sont employés sous le IIIe Reich, sans succès. La société la plus emblématique de cette recherche aux États-Unis, Sara, a également cherché à développer une arme modulable, pouvant induire des effets allant d’une simple gêne à la mort. Mais elle n’a pas davantage réussi.
Les études indépendantes sur les armes acoustiques ne nient pas la possibilité de tuer au moyen du son, mais ce serait une méthode peu pratique et plutôt aberrante d’un point de vue militaire ou policier. Cela nécessiterait un dispositif de très grande ampleur et d’une puissance acoustique considérable. Donc difficilement maniable et irréaliste pour un usage sur le terrain. D’après l’évaluation menée par un chercheur, pour qu’un infrason maîtrisable puisse tuer, il faudrait construire une parabole de plus d’un kilomètre de diamètre, avec une puissance équivalente à celle de la fusée Saturne V au lancement ! Quant aux ultrasons, ils pourraient devenir mortels à niveau sonore considérable (180 dB), et à condition que la personne soit maintenue dans le champ ultrasonique pendant au moins 50 minutes. Pour que le niveau sonore d’une explosion devienne létal, il faut qu’il atteigne 210 dB, ce qui n’est pas le cas dans l’armement classique actuel.
Le vrai intérêt militaire du son n’est pas dans son potentiel létal : les armes acoustiques sont surtout efficaces sur le plan psychologique, et sur le plan auditif. L’usage du son (ou de son absence) comme instrument de torture et, de manière générale, les techniques de privation sensorielle permettent de parvenir à la destruction psychique d’un-e détenu-e beaucoup plus rapidement et plus radicalement. Un psychiatre a évalué que certains prisonniers de l’IRA soumis à ces techniques en 1971 étaient devenus psychotiques en quelques heures.

Lors du Sommet du G20 de Pittsburgh, en 2009, on a vu la police américaine recourir à des armes sonores contre les manifestants. Où en est la France sur ce type de pratiques ? Pourquoi n’y a-t-il pas de débat public ?

Le dernier Livre blanc de la Défense évoque à peine les technologies sonores – comme outils de détection. La France a développé un savoir-faire sur les grenades incapacitantes, mais elle n’a pas porté la recherche et le développement dans le domaine acoustique. Les dispositifs en usage proviennent pour l’essentiel des États-Unis ou d’Israël. Un journaliste, Hacène Belmessous, a néanmoins indiqué dans son livre Opération banlieues que l’armée de Terre a voulu faire tester par les gendarmes une arme israélienne déjà employée dans les Territoires occupés, le Shophar, qui émet des fréquences moyennes à fort niveau. Il précise que les gendarmes s’y sont opposés, en raison des risques pour l’audition. Et que la direction générale de l’Armement reste sceptique sur la capacité d’acceptation de ce type d’armement par le public – tout en recommandant de continuer à suivre le dossier… En France, il n’y a pas beaucoup d’informations disponibles. Les discussions sur l’introduction d’un nouveau type d’armement dans le maintien de l’ordre, ou sur l’impact auditif d’armes peu connues mais déjà employées (comme les grenades de désencerclement, DMP), n’en sont que plus difficiles.
Et puis l’usage du son ou de la musique est sans cesse minimisé : ce ne serait pas grave parce que ce ne serait « que » du son. Alors que c’est loin d’être anodin. Cela a un impact sur notre occupation de l’espace public. L’association canadienne des libertés civiles (CCLA) a porté plainte en 2010 pour empêcher l’usage de LRAD par la police de Toronto au contre-G20, affirmant que certaines personnes ne viendraient pas manifester à cause de ces dispositifs, par crainte pour leur audition ou pour celle d’enfants. Très efficace comme dispersion anticipée de la manif ! Cela n’a pas mené à une interdiction des LRAD au Canada, mais à un usage un peu plus réglementé.

Des disques de Metallica contre les prisonniers, des gadgets ludiques dignes des jeux vidéo… Pourquoi le son à la guerre apparaît comme un divertissement ?

Pendant la dernière guerre d’Irak, les GIs diffusaient ce qu’ils avaient dans leurs lecteurs mp3. La musique leur servait aussi bien à faire la fête ou à se relaxer qu’à harceler tout un quartier ou à torturer un détenu. Les soldats ont aussi considéré que le rap et le métal étaient les plus susceptibles de heurter la sensibilité culturelle et religieuse de détenus, combattants ou civils. D’autres musiques ou sons ont également été employés, qui ne reflétaient plus les goûts musicaux des soldats, mais qui étaient considérés comme potentiellement plus efficaces pour humilier le détenu ou le briser : l’enjeu était de trouver ce qui « allait marcher » sur les détenus, pour reprendre les termes d’un officier états-unien.
C’est symptomatique d’un mouvement de fond, beaucoup plus ancien et formalisé : il y a eu des échanges croissants, dans la seconde moitié du XXe siècle, entre l’industrie de l’armement et celle du divertissement. Cela s’est manifesté par exemple par le recyclage de matériel militaire pour équiper des studios, par des demandes d’expertise aux fabricants de produits high-tech pour développer des haut-parleurs de combat et, depuis les années 1980-1990, par des échanges de personnel ou par le développement de plateformes de simulation. Celle-ci permettent aux soldats de s’entraîner via des jeux en réseaux ou via des environnements reconstitués, en s’immergeant « en conditions réelles ». Il y a depuis peu un « environnement en immersion acoustique » à l’université scientifique et technique du Missouri, une sorte de théâtre sonore en 3D pour familiariser les soldats avec le son de la vraie guerre.

La technologie sécuritaire devient un marché juteux. Doit-on s’attendre à un usage privé – par les entreprises ou des particuliers – du son, à l’instar du « Mosquito » ou du « Beethoven », ce boîtier à ultrasons pour chasser SDF, jeunes ou autres indésirables ?

En France, il y a heureusement pour l’instant beaucoup de réticences, tant au niveau du public que de la classe politique. Un particulier en avait équipé sa maison, mais le tribunal de Saint-Brieuc a statué sur un « trouble anormal de voisinage » et une « nuisance sonore pour tous ». Dans certains pays, comme en Grande-Bretagne, le Mosquito est utilisé auprès des transports en commun, des écoles ou des commerces. Certains universitaires, spécialistes des armes « non létales », alertent sur le risque de prolifération de ces armes, dont l’usage est de plus en plus courant dans les crimes (le Taser notamment), et dans la torture. D’autant qu’il n’y a pas de réglementation spécifique ni beaucoup d’études indépendantes sur l’usage de ces dispositifs, que leurs fabricants vantent simultanément leur efficacité immédiate et leur innocuité sur le long terme, et que certains d’entre eux, comme le Mosquito, sont en vente libre.

Face aux LRAD, hauts-parleurs, grenades flash-bang, vous montrez que la fuite est souvent soit impossible, soit le seul recours. Existe-t-il un moyen de résister à l’arme sonore ?

Il en existera. La technologie est simplement trop récente dans les manifestations pour qu’on ait eu le temps de penser aux contre-attaques. Les boules Quiès ou les casques antibruit ne servent pas à grand-chose, il faut sortir de la zone d’émission du son. Mais il est nécessaire de questionner ce que ce type de dispositifs implique en termes d’organisation collective et d’occupation de l’espace public. Cette gestion des déplacements et des comportements par le son veut que l’espace public ne soit plus un lieu de mélange, de flânerie ou de revendication, mais une zone uniforme, politiquement aseptisée, de consommation et de flux.
L’espace sonore d’une manifestation, est-ce une alarme stridente et des grenades assourdissantes qui font le vide autour d’elles ? Ou bien des chants, des appels, des fanfares, des sons qui rassemblent le collectif et le rendent fort ? L’espace sonore du centre-ville, est-ce de la musique d’ambiance qui calme tout le monde et des fréquences de son qui chassent les jeunes ? Ou des performances impromptues, des discussions ouvertes, des musiciens de rue, un joyeux mélange de mille activités ? À nous de voir !
Propos recueillis par Ludo Simbille

Bastamag

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